Dans la nuit et le brouillard - Le massacre de St-Didier-de-Formans
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Nous publions ce mois, sous la signature d’un pur héros de la Résistance, rescapé de la tuerie de Saint-Didier-de-Formans, le récit du massacre de cette journée du 16 juin 1944, au cours duquel 30 patriotes français, dont 13 F.T.P.F., devaient périr.
Seuls deux camarades F.T.P. ont par miracle échappé à la mort.
Que ce qui suit reste à jamais gravé dans nos mémoires et faisons le serment, nous autres F.T.P.F. de ne pas avoir de répit tant qu’il restera sur le sol de France un seul traître à chasser.
R.C.
Le Massacre de St-Didier-de-Formans
16 juin 1944. — Un jour comme un autre pour beaucoup de gens. Un jour qui, pourtant, doit être présent constamment dans l’esprit de tous nos anciens F.T.P., car ce jour-là un certain nombre de leurs camarades, comme tant d’autres avant eux, ont vu s’achever une vie glorieuse et ardente de militant et de patriote.
16 juin 1944. — Il est environ 20 heures. Dans la sinistre prison de Montluc, la vie se poursuit au même rythme. Dans ma cellule, la 124, avec mes six compagnons de captivité, nous tuons le temps en discutant de divers sujets. Malgré les difficultés, nous parvenons à nous tenir au courant des événements extérieurs. Nous savons que la bataille fait rage sur les côtes normandes, comme sur le front soviétique. Nous savons que nos camarades des F.F.I. intensifient leur action de guérilla dans toute la France, et bien que certains indices nous laissent à penser que nous ne devons guère conserver d’illusions sur notre propre sort, le moral reste élevé, et la bonne humeur règne de plus en plus. L’approche de la victoire finale sur les hordes nazies ranime le courage de ceux (ils sont peu nombreux) qui ont tendance parfois à « broyer » du noir".
Pourtant, depuis quelques jours, des appels « sans bagages » ont lieu quotidiennement, tantôt le matin, tantôt le soir, et les détenus « appelés » ne réintègrent plus leur cellule. Des « bobards » circulent au sujet de ces départs par petits groupes. C’est pour décongestionner la prison archipleine (nous sommes 7 dans notre cellule, et bien de ces cellules comptent huit « pensionnaires ») que ces départs ont lieu, et les détenus sont transférés par petits groupes en raison de l’insécurité de plus en plus grande pour les troupes nazies, vers un camp de concentration situé quelque part dans la région lyonnaise. C’est ce qui se murmure, et ce que beaucoup de détenus croient, hélas ! Les boches décongestionnent la prison, certes, mais en massacrant chaque jour une « fournée » de détenus.
Pour ma part, sachant les conditions de mon arrestation (dénoncé ainsi que tout l’état-major par un traître infiltré dans nos rangs), je ne me faisais guère d’illusion sur le sort qui m’attend, et c’est pourquoi, ce soir du 16 juin 1944, lorsque la porte de notre cellule s’ouvre, et que je m’entends appeler, je fais mes adieux à mes six camarades de souffrance, certains qu’ils ne me reverront plus. Hors de la cellule, je croise mon camarade « Jean Crespo » qui revient une nouvelle fois d’un interrogatoire à la Gestapo. Malgré les souffrances endurées et les tortures subies, il est toujours aussi « costaud » moralement. « Ça va mal pour nous », me glisse-t-il en passant près de moi, puis il regagne sa cellule, mais pas pour longtemps, car quelques minutes plus tard, alors que, avec d’autres détenus pris dans diverses cellules et au « Réfectoire », nous attendons que le « convoi » soit complet, je le vois redescendre les escaliers et se joindre à nous. Parmi notre troupe, se trouvent des « vieux » comme Marc Bloch ; des « jeunes » comme Furby qui sort du réfectoire en compagnie d’un aveugle, Louis Adam de Villeurbanne. A ce moment là, je ne connais pas ces compagnons de souffrance, je ne saurai leur nom que plus tard. Par contre, je reconnais quelques-uns de mes camarades de combat aux F.T.P.F. Il y a Francisque Jommard (colonel Valbonne), C.E.Z. (Commissaire aux Effectifs de la Zone) de la zone Sud auquel je suis enchaîné ; Jean Crespo (capitaine Palissy), chef du service Cadres de l’I.R.-H.I. Inter Région H1) ; Marcel Clouet (commandant Vial), qui est en même temps notre représentant à l’état-major régional F.F.I. et adjoint au colonel Chambonnet (Didier), sous le nom de Roques ; Jean Davso (capitaine Maire), C.O.R. (Commissaire aux Opérations Régionale H1) de la région H.1 ; Isabella (dit Durand), lieutenant-chef des services de parachutages de l’I.R.-H.I. ; Marius Gayet (dit Fernand), du service de l’intendance de l’I.R.-H.I., et d’autres que je ne connaissais pas à ce moment-là. Notamment Louis Adam, de Villeurbanne, qui prêtait son logement au C.M.R. (Commission Militaire Régionale) de la H.1 pour ses réunions, Zenezini, etc., au total 13 F.T.P.F. connus à ce jour sur le total de 30 patriotes que comptait notre convoi.
Après un ultime appel, nous sommes entassés dans une camionnette, enchaînés deux à deux, une partie, assis sur un banc, de chaque côté du véhicule, avec un camarade sur les genoux, le reste, debout au centre ; quatre boches assis sur le bout de chaque banc, à l’arrière, nous surveillent, mitraillettes braquées.
Nous partons, une traction, occupée par six boches armés, nous précède ; une autre, dans le même appareil, nous suit à une quinzaine de mètres.
Après maints détours dans les rues de la ville, nous entrons dans la cour de la Gestapo, à Bellecour. Notre camionnette fait demi-tour et stoppe. Quelques secondes après une conduite intérieure vient se ranger au fond de la cour. De ma place j’aperçois assez bien la scène qui se déroule devant nous. Plusieurs individus en descendent, puis un prêtre, qu’ils malmènent et insultent, ils extraient de la voiture différents objets, notamment un parachute, qu’ils déploient, et une caisse de bouteilles de vin.
En compagnie des boches qui nous surveillent, ils plaisantent et se réjouissent de la « prise » qu’ils viennent de faire. Ils sont tous jeunes et ce sont des Français, si toutefois on peut leur donner encore cette qualité. Ils débouchent quelques bouteilles et boivent à la régalade, puis un officier boche, paraissant en état d’ivresse, vient les rejoindre. Après avoir bu, il s’avance vers nous, sa bouteille à la main et s’adressant en français, mais avec un accent prononcé, à Marcel Clouet, qui, mutilé du bras droit, n’est pas enchaîné, et se trouve placé à l’arrière de la camionnette, lui lance : « Pourquoi es-tu arrêté, toi ? Tu es juif ? » - Non, répond notre camarade, c’est pour résistance".
Alors le boche dévide un chapelet d’insultes : « Ah ! Tu es résistant, vous êtes des résistants. Eh bien ! Bande de cochons, vous allez résister d’une autre façon tout à l’heure. Vous résistez pour les juifs, pour les bolcheviks, pour les anglais, bande de porcs. Vous croyez que vous arriverez à un résultat ? Non. Vous avez beau en tuer des boches, ça ne fait rien, ou plutôt si, ça nous fait de la peine, car nous perdons des camarades, mais vous ne parviendrez à aucun résultat ; nous sommes trop nombreux et trop forts. Et maintenant vous allez crever, crever comme tous ceux que nous faisons crever chaque jour. »Vous connaissez Londres, c’est une grande ville, eh bien : depuis cette nuit, Londres n’existe plus. Londres est anéantie, et bien d’autres villes auront le même sort. Grâce à nos armes secrètes, nous gagnerons, et vous aurez lutté pour rien, et tout à l’heure vous allez crever pour rien, pour la racaille de Londres et de Moscou, pour les sales juifs.« A bout de souffle, il s’arrête, personne n’a dit mot parmi nous, tous le regardent avec un mépris indifférent. Un tout jeune gars, qui se trouve devant moi se tord de douleurs, ses menottes étant tellement serrées que la peau des poignets a éclaté, pourtant, tout comme les autres patriotes, il serre les dents, et ne laisse pas échapper un soupir. Un jeune boche, portant un uniforme d’officier, le voyant se contorsionner sous la douleur, grimpe dans la camionnette, et, en l’insultant, le frappe de deux coups de poings sur la tête. Un ordre bref retentit, notre convoi démarre dans le même ordre qu’en sortant de Montluc. Deux des »Français" en civil, qui avaient amené le prêtre dont j’ai parlé plus haut, se sont joints à nos tortionnaires. Nous partons pour une destination inconnue.
Notre convoi roule, à travers les rues de la ville, puis de la banlieue. Le temps est lourd, assez orageux, et bientôt la pluie, une pluie fine, se met à tomber. Nous suivons un itinéraire assez compliqué. Les Boches sont prudents. Je puis apercevoir de ma place, par l’ouverture arrière, un peu du paysage au sein duquel se déroule notre dernier voyage. Je reconnais : le pont de Collonges, celui de Neuville, puis celui de Trévoux.
Nous roulons encore quelques instants, puis notre camionnette stoppe. La traction qui nous suivait a stoppé elle aussi à environ 100 mètres en arrière. Ses occupants en descendent et une partie de ceux-ci prend position sur la route « en protection ». Les autres viennent nous rejoindre. Ceux qui occupaient la camionnette descendent à leur tour. Des ordres circulent, puis des Boches font signe à Clouet de descendre, ainsi qu’à deux ou trois de nos compagnons. Les menottes qui les enchaînent leur sont enlevées, puis ils sont emmenés vers l’avant du véhicule. Je ne verrais rien de la scène qui va se dérouler, et que tous parmi nous, attendent sans forfanterie, mais avec courage et dignité. Je suis toujours assis, avec Valbonne sur mes genoux. Devant nous Adam, l’aveugle, s’est levé, et attend son tour pour descendre.
Une pétarade éclate bientôt, derrière mon dos. Marcel Crouet et ses compagnons sont en train de mourir.
Une ou deux minutes se passent, puis une autre « tournée » suit, dont fait partie Adam, qui dit en partant : « Adieu ma pauvre femme, je ne te verrais plus. »
Et c’est mon tour, je descends de la camionnette avec Valbonne, et deux autres, dont Davso. Les Boches nous déchaînent. Davso qui est à côté de moi me dit : « Si on tentait un coup ? »
Hélas ! J’ai un canon de mitraillette collé contre le ventre, et 100 mètres en arrière 4 Boches, à côté de la traction, ont leur mitraillette braquée et 100 mètres en avant 4 autres se trouvent dans la même position. De chaque côté de la route, des haies hautes et épaisses. Je comprends de suite que je n’aurai même pas la possibilité et la satisfaction d’étrangler le Boche qui est devant moi. Inutile donc d’insister. Il faut faire face à la mort calmement et dignement. A leur tour, Davso et un autre camarade sont emmenés vers l’avant du véhicule, où se trouve l’entrée du pré qui sert de champ d’exécution.
Quelques secondes se passent, puis un flottement se produit, les Boches crient des mots que je ne comprends pas. Ils ouvrent le feu sur le pré, mais paraissent surpris ; un des exécuteurs, habillé en civil, quitte rapidement l’entrée du pré où il était placé et, suivant le chemin entre la camionnette et le buisson, tire par-dessus celui-ci en direction du pré. Les Boches qui nous gardent ne nous quittent pas de l’œil. J’ignore ce qui se passe. Je saurais par la suite que Davso a « tenté son coup ». Entrant dans le pré, il a quitté promptement sa veste, l’a jeté sur l’un des tueurs, et a pris son élan en direction du fond du pré. Hélas ! Son acte courageux n’aura pas le résultat escompté. Après une course de plus de 100 mètres, il se heurte aux fils de fer barbelés qui clôturent le pré, et il est bientôt cloué dans ceux-ci par les projectiles des 4 mitraillettes braquées sur lui et qui tirent sans arrêt. Je suis d’un calme qui me surprend moi-même. Valbonne lui aussi est très calme.
Je lui demande s’il sait où nous nous trouvons. Nous devons être dans la région de Villefranche, me répond-il. Je lui dis encore : « C’est quand même dur de partir sans avoir vu le jour de la Libération de la France. » Il me répond : Bah ! Les copains le verront eux et ils nous vengeront.
Il y aura bientôt trois ans de cela aujourd’hui et Valbonne, comme bien d’autres, n’est pas encore vengé.
Puis c’est notre tour, nous sommes poussés en avant. Nous faisons quelques pas et nous franchissons l’entrée du pré. Valbonne est à ma gauche. Je vois au passage les quatre tueurs, deux de chaque côté de l’entrée. Parmi eux, le sous-officier boche (sorte de grande brute), qui était le chef du service de garde dans les caves de l’École de Santé Militaire. Je vois aussi, alignés, les corps des camarades qui nous ont précédés. Nous avançons de quelques mètres, puis je ressens un choc violent dans le dos. Je culbute en avant, et tombe sur le ventre, le bras droit replié devant la figure, la tête légèrement tournée vers la gauche.
Je me rends immédiatement compte que je suis encore vivant, et sans doute pas touché gravement, car je suis en possession de tous mes réflexes. Je fais le mort. Je ne souffre pas, du moins pas pour l’instant, et j’attends la suite avec espoir, escomptant que nos assassins nous abandonneront sur le terrain.
La pétarade continue par intermittence, au fur et à mesure que par groupes de deux les autres détenus entrent à leur tour dans le pré tragique.
La tête légèrement tournée sur le côté, j’aperçois devant moi, de mon œil gauche, un petit espace où, sur l’herbe verte, s’agite frénétiquement la main droite de Valbonne, qui n’a pas été tué sur le coup, et râle sans arrêt.
J’entends divers camarades crier en tombant : « Adieu ma mère », ou « Adieu ma femme », ou « Vive la France ». Je saurais plus tard que c’est Marc Bloch, Professeur à la Sorbonne. J’avais eu une fois l’occasion d’échanger quelques mots avec lui dans la cour de Montluc. Et c’est lui qui, lorsque nous entendîmes de la camionnette, pétarader les premières rafales de mitraillettes, déclara tranquillement : « Ce qu’il y a de bon, c’est qu’on n’a pas le temps de souffrir. »
La mitraillade s’est arrêtée. J’ai bon espoir. Hélas ! Pas longtemps. Elle reprend bientôt. Le son n’est plus tout à fait le même, paraît d’abord éloigné, puis se rapproche de plus en plus. Les rafales se succèdent à une cadence plus rapide. Je comprends que nos assassins passent derrière chacun de nous pour nous donner le coup de grâce. Cette fois plus d’espoir, je sens que le dernier instant est venu.
Bientôt, je ressens un choc effroyable dans la tête ; j’ai l’impression de m’élever brusquement à quelques mètres au-dessus du sol, puis de redescendre lentement. Je revois rapidement ceux qui me sont chers, ma mère, ma femme, mon fils, puis c’est le néant. Un bourdonnement dans les oreilles. Des bruits que je ne puis identifier. Un ronflement qui va en s’amplifiant. Des paroles que je ne comprends pas. Puis le ronflement va en décroissant, paraissant s’éloigner, et soudain je réalise. Ce ronflement ? C’est le bruit d’un moteur, c’est la camionnette qui part. Je ne suis donc pas encore mort. De suite, je suis en possession de tous mes réflexes ; je ne bouge pas, car à nouveau pour moi l’espoir luit, les boches sont partis sans nous enterrer.
Je ne vois rien, je suis probablement aveugle. Que vais-je devenir, seul dans ce pré ? Je souffre énormément de l’épaule gauche ; quant à la tête, je ne souffre pas trop, mais j’ai l’impression que je suis au sein d’un formidable orage, ce ne sont que sifflements, bourdonnements et, dominant le tout, des toc-toc très rapides, comme si un marteau me frappait continuellement sur le crâne. Je sens que je me refroidis : la perte de sang sans nul doute. Il y a bien déjà cinq minutes que je n’entends plus de bruit. Sentant mes forces diminuer, je décide de tourner la tête et je vois clair. Je distingue à nouveau l’herbe, devant mon œil gauche, et ma main droite qui, repliée contre ma tête, était collée à mon front par le sang, c’est ce qui m’aveuglait.
Je me sens complètement lucide, mais je m’affaiblis de plus en plus, aussi je décide de ne plus attendre. Advienne que pourra, et je redresse la tête.
Dans mon champ de vue, sur le côté gauche du pré, j’aperçois un homme en civil près du buisson ; il tourne le dos. Me rappelant que parmi nos assassins, il s’en trouvait deux en civil, je crois que c’est l’un d’eux que j’ai aperçu et je rebaisse instantanément la tête, m’attendant au pire. Des minutes, qui me paraissent une éternité, s’écoulent. Rien. Je redresse à nouveau la tête. Je ne vois personne et n’entends aucun bruit. Je me relève, non sans peine. Mes jambes sont intactes, mais faibles, et mon bras gauche pend inerte. Je souffre de plus en plus de l’épaule gauche. Je suis inondé de sang. Je vais vers la haie, où j’avais aperçu l’homme quelques minutes plus tôt. Je distingue une trouée dans la haie. Hélas ! Elle est bouchée par plusieurs rangs de barbelés. Je ne me sens pas le courage de les franchir, je vais donc sortir par l’entrée qui donne sur la route.
Mais avant, je m’assoies un peu, étant pris de vertige. J’arrache une poignée d’herbe mouillée (la pluie tombe toujours faiblement) et je m’essuie le visage. Puis, comprenant qu’il me faut des soins urgents si je veux me tirer de cette aventure, je me relève. A côté de moi, les cadavres de mes camarades sont allongés sur le ventre, pour la plupart, mais parmi les derniers abattus, certains sont recroquevillés, ou sur le dos. J’ai l’impression que les boches étaient pressés d’en terminer.
Pas un ne bouge. Pas de bruit, pas un souffle ; néanmoins, par acquit de conscience, voyant la chance que j’ai eue, je retourne les paupières de Valbonne et d’un autre à côté de lui. Hélas ! La mort a fait son œuvre.
Je jette un dernier regard d’adieu à mes infortunés compagnons et je marche vers la sortie. Un réflexe, l’habitude du travail clandestin, me fait pencher la tête en avant, avant de franchir la sortie, afin d’examiner les lieux. Bien m’en prends. A droite, rien, mais à gauche, à 2 ou 300 mètres, une traction est arrêtée sur la route, et à côté, 4 ou 5 hommes en uniformes gris-vert, qui examinent des arbres abattus les jours précédents par les Maquisards. Il est probable qu’ils ne m’ont pas aperçu, car je n’ai passé que la tête en dehors de la haie, mais je prends conscience qu’il faut faire vite. En quelques pas je suis de nouveau devant la trouée aux barbelés. Cette fois je trouve la force nécessaire pour les franchir, et de suite je pars, longeant la haie, dans la direction opposée à la route. Je trouve même la force de courir. De ma main droite je soutiens mon bras gauche qui me fait de plus en plus mal. Tout en courant, je constate que l’herbe où je passe est foulée et parsemée de taches de sang. Je repense à l’homme en civil, entrevu près de la haie, et je comprends qu’un autre a pu aussi s’échapper.
J’arrive bientôt au bout du pré. Là, je rencontre une clôture en barbelés, je les franchis, au détriment de mon pantalon, mais j’ai d’autres préoccupations que celle-ci.
Quelques mètres sur une pente assez forte, et je suis au bord d’une petite rivière (le Formans). Elle n’est pas profonde, je la traverse, avec de l’eau aux genoux. En passant, je me baigne un peu le visage, inondé de sang, car sous l’effort, celui-ci recommence à couler. De l’autre côté de la rivière, je retrouve les traces de l’autre rescapé, elles se dirigent sur la droite ; je décide donc par prudence, de me diriger sur la gauche.
Quelques centaines de mètres et je rencontre une ferme. J’entre dans la cour. Un chien aboie furieusement. Un homme et une femme apparaissent au seuil de la maison. A ma vue, et cela se conçoit, ils paraissent terrorisés, d’autant plus qu’ils ont dû entendre le bruit de la fusillade.
Je leur dis en deux mots que je suis rescapé de la tuerie qui s’est déroulée à proximité et que j’ai besoin de soins. La femme disparait et revient bientôt avec une verre et un litre de marc. Elle remplit le verre et me dit de boire, ce que je fais. Ça me donne un coup de fouet et je me sens plus « costaud ». Ces gens, qui paraissent désorientés, m’indiquent que mon état nécessite des soins qu’ils ne peuvent me donner. Ils me disent que Trévoux est proche, et que là, peut-être, trouverai-je un docteur. Je n’insiste pas, je ressors de la cour et apercevant un clocher, je suis le chemin dans sa direction.
Je fais quelques centaines de mètres. Tout à coup, le caillot de sang qui obturait ma blessure à la tempe saute, et le sang gicle à plus d’un mètre. Je lâche mon bras gauche et aveugle la plaie en tenant mon mouchoir dessus. (Mon mouchoir ? Un pan de ma chemise que j’avais déchiré à Montluc, car tout m’avait été enlevé lors de mon arrestation). Je comprends qu’il m’est impossible d’aller jusqu’au village, avec une telle hémorragie, d’autant plus que d’autres plaies (neuf au total) saignent sans arrêt, et apercevant une maison à proximité, je pénètre dans la cour. La nuit tombe. Aux aboiements du chien, un homme sort. En quelques secondes, il a compris, et me fait entrer et asseoir, tandis que sa femme file à travers champs (c’est l’état de siège, interdiction de sortir après 18 heures) jusque chez l’instituteur du village, pour se procurer de quoi me panser, car ces braves gens, M. et Mme Movet, des réfugiés, ne possèdent pas les médicaments nécessaires.
Pendant ce temps, l’homme commence à me laver le visage, à mettre des tampons de chiffons pour obturer les plaies et me donne à boire un grand bol de lait. Sa femme revient bientôt, accompagnée d’un homme (c’est l’instituteur de St-Didier-de-Formans, M. Pouvaret).
Tous deux s’affairent aussitôt à nettoyer mes nombreuses plaies, au crâne, à la tempe, derrière l’oreille, dans le dos, à la poitrine. La femme s’excuse de devoir me couper ma chemise, ainsi que des mèches de cheveux. Je lui dis brièvement que cela n’a aucune importance dans ces circonstances-là. Elle découpe un de ses draps, n’ayant pas de bandes à pansements.
A plusieurs reprises, ma tête s’incline en arrière, malgré moi. La fièvre me prend et je demande à boire à plusieurs reprises. Je sens que je peux vivre, et je veux vivre, néanmoins je consens à leur donner mon nom et l’adresse de ma famille, à condition qu’ils ne l’avertissent qu’en cas d’issue fatale. Je leur dis aussi qu’il y a un autre rescapé. Je saurai plus tard que cette séance de pansement a duré au moins deux heures.
Je passe la nuit sur un lit de paille dans une grange voisine. Impossible de dormir, j’ai froid et je souffre trop de mon épaule.
Au matin, je me lève et me trouve debout lorsque mon sauveur vient me voir, une bouteille de lait à la main. Il est stupéfait de me voir sur pieds, car, comme il l’a dit plus tard, il s’attendait à ne trouver qu’un cadavre.
Je bois un verre de lait et me recouche, j’ai moins froid. Dans la matinée, je reçois la visite d’un jeune homme du village (M. Jean Gallet, P.G. rapatrié) qui me dit qu’il s’occupe de moi, avec la résistance de Trévoux. Un peu plus tard, une voisine de Mme Movet vient m’apporter du lait, elle m’embrasse et pleure.
Dans l’après-midi, je reçois la visite de Mme Pouvaret, qui vient s’enquérir de mon état.
Un peu plus tard, trois personnes de Trévoux (Mme et M. Raphanel et M. Morel) viennent me voir, pour mettre sur pied mon évacuation, car il est dangereux de rester à St-Didier.
Le lendemain, ces mêmes gens viennent me chercher. Il pleut et cela est une aubaine, car je puis me couvrir d’un énorme capuchon qui cache mes pansements et nous partons tous trois à pied jusqu’à Trévoux.
Là, dans la maison d’un résistant, M. Raphanel, je reçois les soins d’un docteur (Dr Clavez), puis après je repars à pied dans une autre maison où de braves gens (Mme et M. Mary) m’accueillent et me soignent comme leur enfant. Je resterai chez eux jusqu’au 26 juin, jour où, avec l’aide de l’organisation de Résistants de Trévoux, je serai hospitalisé à Grange-Blanche.
Pendant la période où je suis resté chez Mme Mary, j’ai appris au bout de quelques jours que l’autre rescapé était mon camarade Jean Crespo, dit Palissy — responsable du Service « Cadres » du C.M.I.R.H.I.
J’ai été heureux de savoir qu’un de mes bons camarades de combat avait pu lui aussi échapper à la mort.
Il avait rencontré de plus grandes difficultés que moi, pour recevoir des secours, car ce n’est qu’à la huitième maison où il s’est adressé (M. et Mme Vignat) qu’il a pu recevoir les soins nécessaires et par la suite, ceux du Dr Desbos.
Charles PERRIN, dit VAUBAN
P.S. — Après la libération, ayant appris que l’abbé Bourcier, de Villeurbanne, avait été arrêté le 16 juin 1944, j’ai toujours pensé que c’était lui que j’ai vu ce soir-là dans la cour de la Gestapo, place Bellecour.
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